« Peu avant l’inauguration de mon exposition À toi de faire, ma mignonne au musée Picasso, à Paris, un orage a causé des dégâts dans ma réserve et des spores de moisissure se sont infiltrées dans Les Aveugles, une des séries qui devaient la composer. Les restaurateurs se sont prononcés : afin d’éviter tout risque de contamination, il était préférable de détruire les oeuvres. J’ai, dans l’urgence, pris le parti de mettre en scène leur absence. Pour un projet qui avait pour origine l’anniversaire de la mort de Picasso, évoquait sa présence fantomatique et se concluait en évoquant ma fin, cette décomposition faisait sens. Seulement ces aveugles avaient trop compté dans ma vie pour terminer la leur à la décharge. J’ai alors repensé à une idée de l’artiste Roland Topor d’inhumer un vieux chandail qu’il ne pouvait ni donner ni jeter.
Les cryptoportiques d’Arles se prêtent à une telle cérémonie : l’année précédente, durant les Rencontres, l’humidité qui y règne avait insidieusement attaqué les photographies exposées, et les champignons l’avaient emporté. Ce lieu, censé les protéger, avait paradoxalement agi comme un outil de destruction. Que cela se soit produit dans une ville qui joue un rôle majeur dans la préservation des images est pittoresque. J’ai donc imaginé que je pourrais ensevelir ici mes aveugles, afin qu’ils finissent de se décomposer et que leurs mots, qui ne parlent que de beauté, s’enfoncent dans les soubassements de la ville.
J’ai réalisé que la pourriture avait sélectionné ses victimes. Outre ces regards qui ne voient pas, elle s’en était prise uniquement à des sujets déjà morts symboliquement, comme s’ils avaient perdu leur immunité : des tableaux qui déclinent le dernier mot de ma mère, des bouquets de fleurs séchées, des clichés de tombes, la photo de mon matelas sur lequel un homme s’est immolé. Et puisque j’allais offrir une seconde mort à mes oeuvres agonisantes, j’ai aussi invité des choses de ma vie qui ne servent plus à rien mais que je ne peux ni donner ni jeter. »
Sophie Calle
Depuis la fin des années 1970, l’oeuvre de Sophie Calle fait l’objet de nombreuses expositions à travers le monde. Tour à tour décrite comme artiste conceptuelle, photographe, vidéaste et même détective, elle a développé une pratique immédiatement reconnaissable, alliant le texte à la photographie pour nourrir une narration qui lui est propre. Ses travaux forment un vaste système d’échos et de références internes, connectés entre eux comme les chapitres d’une oeuvre globale dans laquelle Sophie Calle brouille quelquefois les frontières entre l’intime et le public, la réalité et la fiction, l’art et la vie. Son travail orchestre méticuleusement une réalité sous-jacente – la sienne ou celle des autres – tout en laissant la place au hasard.
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