Cet ouvrage qui parcourt une longue histoire des figurations féminines s’organise autour d’un événement sans précédent, lorsque la naissance de la photographie permet à un certain nombre de femmes de s’emparer d’un médium grâce auquel elles peuvent enfin se représenter entre elles et elles-mêmes à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Le pouvoir acquis d’auto-figuration pour ces femmes contraste de manière extraordinaire avec leur position de modèles prévalant depuis des millénaires. Convoquant des petites filles, des mères, des veilleuses, des amantes, des jeunes mariées, des inconnues énigmatiques, des revenantes, le livre écrit un récit critique à la fois historique et personnel de cet événement majeur. Il explore ainsi en quoi ces autoportraits photographiques, au premier rang desquels ceux des artistes américaines Francesca Woodman et Vivian Maier, nous aident à traverser des épreuves de séparation, de mort, de temps, dans un esprit de joie créatrice immortelle.
Francesca Woodman et Vivian Maier sont maintenant les noms propres qui désignent deux œuvres photographiques d’autoportrait ayant engendré après elles une mythologie de leurs conditions de création et de leur devenir posthume – la première en raison de son suicide à l’âge de vingt-deux ans et la deuxième pour l’abondance de pellicules laissées derrière elle, en grande part non développées. Ces deux destins personnels sont réunis et comparés ici pour la première fois, dans la volonté de montrer qu’ils s’inscrivent en fait dans un destin des figurations féminines qui les dépasse et qu’ils révèlent tout à la fois.
Ce destin, après l’historienne Michelle Perrot, peut se définir ainsi : alors que les femmes sont figurées par milliers dans les images depuis que nous en faisons, la connaissance que nous pouvons avoir de leur vie au cours de l’histoire reste extrêmement limitée. Elles sont absentes de la majorité des sources écrites à cause de leur exclusion des sphères du pouvoir, et donc des espaces où on garde trace des événements. Cet ouvrage expose l’hypothèse que ce tiraillement entre une très grande visibilité figurative et une très grande invisibilité historique contiendrait la formule d’un être-au-monde féminin que les femmes devenant auteurs d’une œuvre personnelle à partir de la fin du XVIIIe siècle récupéreraient et réinventeraient sous la forme d’un art de disparaître. Celui-ci serait particulièrement manifeste avec l’avènement de la photographie et l’autoportrait. Dans notre contexte de bouleversement écologique et de fin imaginable de notre espèce, cet art constituerait un remède culturel puissant nous permettant de comprendre comment continuer à œuvrer tout en trouvant des positions de retrait et de moindre affectation de nos environnements. En d’autres termes, les œuvres photographiques d’autoportrait de Francesca Woodman et Vivian Maier seraient un moyen d’apprendre à vivre avec l’angoisse de notre disparition collective possible. L’ouvrage invoque autour d’elles d’autres figures pour nous y aider, comme celle de la poète américaine Emily Dickinson.
Un certain courant de l’histoire de l’art et des institutions muséales tend depuis les années 2000 à rassembler des œuvres d’après le critère qu’elles sont réalisées par des femmes. Ce livre offre une approche originale de raisons iconographiques et historiques profondes jamais invoquées qui peuvent en effet justifier une compréhension genrée, non pas tant des œuvres de femmes que des figurations féminines dans notre très longue culture des images depuis les dessins et les statuettes du Paléolithique supérieur – parce qu’elles nous confrontent aux deux mystères de notre naissance (que les femmes donnent) et de notre mort (qu’elles veillent).
Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre.
Marion Grébert est ancienne élève de l’École normale supérieure de Lyon, issue à la fois du département des arts (études cinématographiques et études théâtrales) et de la section de littérature comparée. Elle est docteur en histoire de l’art de la Sorbonne et diplômée de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Elle mène actuellement des recherches post-doctorales en esthétique. Si elle a été formée à travailler sur les XIXe et XXe siècles, elle réfléchit à la modernité prise dans un temps long des images, en croisant diverses approches (iconologie, histoire culturelle, anthropologie, épistémologie). Elle s’intéresse particulièrement à la manière dont notre volonté de faire des images (des dessins pariétaux paléolithiques aux œuvres conceptuelles d’avant-garde de la deuxième moitié du XXe siècle) correspond à un désir de faire des expériences de disparition. Cet intérêt s’élargit désormais à des problématiques écologiques contemporaines.
Son parcours se caractérise par la prégnance de la littérature et surtout de la poésie dans son approche historique des arts ainsi que dans ses propres pratiques artistiques, notamment la photographie depuis plus de quinze ans. La quête d’invention d’une écriture personnelle est ce qui rassemble ses différentes activités et ses positionnements variés entre université, champs de l’art et artisanat, où une certaine discipline académique cherche à s’allier à l’intuition sensible.
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